Dans la foulée des manifestations du 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, Présence et Action Culturelles et le Mouvement Ouvrier Chrétien ont organisé un webinaire abordant les 40 ans de combats féministes et syndicaux visant à réclamer la fin du statut de cohabitant·e. Cette rencontre amorce une campagne portée par les deux principaux mouvements d’éducation populaire réclamant la fin du statut de cohabitant. Une revendication de longue haleine, encore loin d’être obtenue, mais dont les remparts commencent enfin à se lézarder.
C’est une mesure qui a été prise au début des années 80 par les hommes, pour les hommes, afin de résoudre alors des problèmes de budget. Ils ne considéraient pas les femmes comme de vraies travailleuses. Certaines prises de position politiques de l’époque étaient juste dingues, ils voyaient cela comme de l’argent de poche pour aller chez le coiffeur. Ou en d’autres mots : le revenu “rouge à lèvre” », explique Gaëlle Demez, responsable nationale des Femmes CSC. « La décennie précédente avait vu exploser le nombre de chômeurs et de chômeuses, avec une représentation beaucoup plus importante de femmes. C’est une mesure qui paupérise la population, mais encore plus les femmes. C’est aussi une forme de sanction, qui vient se mêler aux choix de vie des un·es et des autres. », poursuit Dalila Larabi, membre du Bureau des Femmes FGTB et conseillère genre à la FGTB fédérale.
L’instauration du statut de cohabitant·e n’est qu’une étape de plus dans la mise à l’écart des femmes du travail salarié et de la protection sociale. En effet, dans les années 1920, des femmes dont le mari travaillait ont été exclues des caisses de chômage. Idem pour celles dont le mari percevait de l’argent du Fonds National de Crise, créé à l’époque afin de faire face à la crise économique de 29. Puis, dans le courant des années 1930, les femmes se sont vues de moins en moins embauchées dans les administrations. « Ensuite, en 1944, quand la Sécurité sociale est créée, on y impose un modèle familiariste et patriarcal : l’homme incarne très souvent le rôle du “chef de famille” et on accorde des droits dérivés pour les enfants et les épouses, considéré·es alors comme à la charge des époux. Finalement, en 1981, quand arrive ce statut de cohabitant·e, c’est une énième chasse aux femmes qui s’opère. Sauf que le contexte a évolué, et là, ça ne va plus passer », raconte Soizic Dubot, coordinatrice de Vie Féminine.
Un Comité de liaison
Des organisations de femmes s’organisent alors dès l’annonce de l’introduction de la mesure et une délégation est reçue au Palais d’Egmont. « Cela n’a certes pas eu l’impact de faire changer le cours de choses, mais des femmes d’organisations féministes, des syndicats ainsi que du monde politique ont formé un comité de liaison. Elles ont démarré un véritable travail de lobbying », explique Soizic Dubot. « Mais aussi un moteur juridique ! », complète Eleonore Stultjens, chargée d’études aux Femmes Prévoyantes Socialistes. « Ce qui a participé à l’indignation de ces mouvements, c’est aussi le fait que le statut des chefs de famille était automatiquement octroyé aux hommes. Les femmes, quant à elles, devaient apporter la preuve de leurs charges de famille. Le comité a été un moteur et la lutte du terrain a finalement payé : en 1986, cette différence d’accès [au statut de chef de famille] a été supprimée ».
On le voit, la suppression du statut de cohabitant·e n’est pas une revendication qui date d’hier. Elle nécessite toujours d’être portée à bouts de bras, au quotidien. « On a l’impression de s’époumoner depuis 40 ans. On doit sans cesse se former et se reformer sur la question, toujours plus complexe, et veiller à se passer le flambeau, de génération en génération », explique Gaëlle Demez. Dalila Larabi précise également qu’« à l’époque, on était dans un système encore plus patriarcal qu’aujourd’hui. Les interlocuteurs sociaux et le monde politique étaient de loin majoritairement des hommes. Aujourd’hui, une mesure comme ça, ça ne passerait plus. »
Des leviers d’action
Même si la mesure est aujourd’hui communément reconnue comme injuste, sexiste et stigmatisante, ce n’est pas pour autant qu’elle est abandonnée. La raison budgétaire est très rapidement invoquée. En effet, en 2012, la Cour des comptes estimait déjà que sa suppression dans les revenus de remplacement engendrerait un coût entre 7 et 10 milliards. Mais ce chiffre, bien qu’impressionnant, pourrait néanmoins être nuancé. Comme l’explique Gaëlle Demez, « Cela fait des années qu’on demande de chiffrer le coût engendré par les contrôles chez les gens, pour vérifier s’ils ou elles sont bien isolé·es et non cohabitant.es. Évidemment, si on supprime le statut de cohabitant·e, on souhaite aussi que tout le monde soit aligné sur le statut de personne isolée. À partir de là, on pourra vraiment se rendre compte du budget nécessaire… »
La question financière va de pair avec une prise de conscience obligatoire : le mode de fonctionnement de la société a évolué et de plus en plus de monde est victime un jour ou l’autre de ce statut. Les logements intergénérationnels se multiplient et les collocations sont croissantes. « Des personnes qui bénéficient d’allocations ne vont pas pouvoir accueillir chez elle une personne plus âgée, au risque de voir leurs revenus drastiquement diminuer. Quand on voit aujourd’hui le prix des maisons de repos, c’est une atteinte grave à la solidarité, c’est un non-sens ! », estime Dalila Larabi. Les rangs féministes et syndicaux se voient donc de plus en plus renforcés par des associations et des organisations, dont les membres ou les publics se voient à leur tour impactés par ce statut.
Gaëlle Demez invoque aussi le ruissèlement que la suppression de la mesure pourrait engendrer. « Les discours de droite parlent sans cesse de l’impact que pourrait avoir une diminution des cotisations patronales… on pourrait en dire de même ici : l’argent que les gens auraient en plus serait tout de suite réinjecté dans l’économie réelle. Et puis, sans oublier que maintenir les gens dans la pauvreté, ça a aussi un coût en matière de sécurité sociale. Plus on coupe les vivres aux gens, moins ils savent retrouver du boulot ».
Un retour vers plus de solidarité
Et si on se prenait à imaginer une société sans statut de cohabitant·e ? « C’est potentiellement le quotidien de pas mal de personnes qui pourrait changer. On compte en effet 215.000 personnes au chômage et 270.000 personnes en invalidité… », indique Eleonore Stuljens. Cela représenterait donc non seulement une respiration financière pour des milliers de personnes, mais également un poids mental en moins : éviter la peur d’être contrôlé·e, suspendre la possibilité d’être dénoncé·e, regagner de l’estime de soi, rebâtir un réseau social, ne plus devoir passer nécessairement par du travail non déclaré afin de joindre les deux bouts. Tous ces éléments-là permettraient certainement une vie plus digne pour beaucoup de citoyen·nes.
« On pourrait imaginer aussi voir disparaitre tous ces logements fictifs, où des gens peuvent payer un prix fou, tout cela pour avoir une sonnette et une boite aux lettres dans un bâtiment délabré », complète Dalila Larabi. Soizic Dubot, quant à elle, pointe un regain de solidarité qu’entrainerait la suppression du statut : « on retrouverait davantage d’égalité au sein du couple et cela permettrait aux membres d’une même famille de mieux pouvoir s’entraider, sans devoir se soucier de certaines retombées financières négatives ». Gaëlle Demez abonde dans le même sens, en rappelant qu’en Belgique, « nous avons toutes et tous la moitié de notre salaire qui part à la solidarité. C’est un choix collectif vraiment fort, qui nous semble naturel et évident, mais c’est loin d’être le cas dans tous les pays. C’est un bien commun à préserver et il ne faudrait pas que la population perde sa confiance dans la sécurité sociale ».
Une vigilance nécessaire
L’actualité montre que le statut de cohabitant·e se voit de plus en plus fragilisé. Récemment, ce que les associations dénonçaient comme le prix de l’amour a été supprimé pour les personnes porteuses de handicaps pour qui la vie en couple n’est plus un motif de diminution de leur allocation. Il en va de même pour les personnes victimes des inondations, lors de l’été 2021 : autant les personnes sinistrées qui doivent être hébergées que les personnes accueillantes ne seront pas pénalisées au niveau du montant de leurs allocations sociales. Certaines communes de Belgique ont pris une mesure similaire pour celles et ceux qui ont récemment accueilli des personnes fuyant la guerre en Ukraine. Mais soulignons aussi que toutes ces avancées sont le fruit d’âpres négociations portées par les associations et collectifs.
Des avancées existent et l’actuel accord de gouvernement le mentionne, même s’il reste pour le moins flou à ce sujet : « Il sera examiné si la réglementation sociale et fiscale est encore adaptée aux formes actuelles de vie commune (dont les nouvelles formes de cohabitation et solidarité comme l’habitat intergénérationnel), et/ou de soins et aux choix de chacun. »
Le bout du tunnel n’est pas encore pour demain. Et, comme insiste Soizic Dubot, il est plus que jamais nécessaire de faire preuve de vigilance afin d’éviter des distinctions : « Il faut à tout prix éviter qu’on en vienne à se dire qu’il y de bon·nes cohabitant·es – celleux qui cherchent à cohabiter ensemble pour des raisons morales ou intergénérationnelles – et des mauvais·es cohabitant·es qui seraient soi-disant des fraudeur·euses car iels cherchent juste à avoir un peu plus de revenus pour survivre. C’est tout ou rien. Nous devons toutes et tous orienter nos choix en fonction de la même boussole ».
L’intégralité de la rencontre est disponible en format podcast, dans la collection hors-série de Les Jours Heureux
Quelques chiffres
- 1980 : le statut de cohabitant est introduit dans le calcul des indemnités de chômage (puis, dès 1991, dans le calcul des indemnités de maladie-invalidité).
- Au 1er mai 2022, le revenu d’intégration sociale s’élevait à :
- 1 507,77 €/mois pour une personne vivant avec leur famille à charge ;
- 1 115,67 €/mois pour une personne isolée ;
- 743,78 €/mois pour une personne cohabitant·e.
- En 1980, 90 % des personnes sous le statut de cohabitant·e étaient des femmes. Aujourd’hui, il y a une quasi-parité entre les femmes et les hommes.
Une définition du statut de cohabitant
Du fait que deux personnes cohabitent, si une des deux personnes (ou les deux) reçoit des allocations sociales ou de suppléments, d’allocations de remplacement, de correctifs ou d’avantages sociaux, cette personne percevra alors un montant plus faible que si elle était restée isolée.